La trame ...





Après maintes hésitations, elle entra dans l’échoppe.
Elle ne cherchait rien de particulier mais on lui avait recommandé cette boutique.
Velours, soie, lin, organdi, dentelles, perles, rien n’était trop beau pour elle.

Sur le mur, quelques traces du temps qui passe ….
Il avance à pas lents vers la table ; il n’ose pas parler ; il est saisi. Seules les croûtes enchaînées de couches encombrantes qui jaunissent sur les murs le comprennent alors.
Tout le monde cherche un sens à toutes les histoires entendues et vécues.
Il n’y a pas de sens, tout est fatidique.

Tant d’amour rêvé ; la vie se trame entre ses mains.
Il prend le drap, ce beau drap de lin joliment brodé.
Il hésite à le jeter sur les bobines colorées et à sortir pour la suivre.
Il y est déjà presque attaché, mais en toute décence il met de la distance.

Sur les plinthes, des traces vermoulues du temps qui passe … 
La pièce est humide, chaude, terne, mal aérée ; certains jours, les conversations à bâton rompu s’épuisent par manque de salive mais quand le client est absent, il se tait, ne siffle ni ne chantonne. Les curieux fatigués ont quitté la boutique, regardant peinés le bas des murs en refermant la porte sur leurs murmures sales.
Sur la poignée, les taches de rouille du temps qui passe…

Il est seul.
Il roule le drap en boule.
Puis, méticuleusement, il essaie de le défroisser mais il sent que le tissu est susceptible lui aussi.
Il le plie, en deux, en quatre.
Il se plie en quatre pour oublier l’affront.
Il n’y arrive pas ; il se tord de douleur ; les souvenirs font tache.
Sa vie se déroule comme les gros rouleaux, par saccade.
Il pose l’étoffe sur un tabouret et s’assied dessus en tenant sa tête entre ses mains.
Il pleure.

Sur les carreaux la buée est épaisse comme une tenture naturelle qui l’envelopperait. Personne ne peut voir ce qui se trame.
Il hésite, se remet debout, monte sur le tabouret, tend les bras vers la poutre centrale.
Elle est haute.
Il déplie le drap, le lance ; celui-ci retombe lourdement comme le rideau d’un théâtre ; le lin est pesant comme l’est également le poids de la passion.
La poutre est trop haute.
Il porte la pièce de lin contre sa joue.
Il se souvient.
Dans sa poche le mouchoir est encore humide. Il s’était entraîné à broder leurs initiales.
La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide.
Il n’en fit pas toute une histoire. C’était très fréquent qu’il ne trouve pas les femmes qui entraient dans son échoppe à sa convenance et cela n’avait aucune importance ; au fil des ans, il ne les regardait même plus ; il n’était là que pour les choyer, les gâter, embellir leurs nuits, égayer leurs noces. Toute la journée et jusque tard le soir, Aurélien travaillait d’arrache-pied pour elles.
La deuxième fois qu’il la vit, il en tomba éperdument amoureux. 
Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais strictement rien.

A cet instant, il ne cessait de se questionner sur le revirement soudain de la situation.
Contre toute attente, Bérénice était venue rapporter le trousseau qu’il avait mis des heures à broder pour elle.

Le A et le B si bien accordés, petits points entrelacés …

Ce matin, quand elle était entrée, elle ne l’avait pas regardé ; elle s’était contentée de poser la pile de linge sur la table avant de sortir. Il avait immédiatement passé ses mains sous les volants des taies d’oreiller à la recherche de quelque trésor complice, et, réalisant que Bérénice n’avait rien écrit, rien cousu, rien laissé pour que son cœur s’enflamme, il avait choisi de s’éteindre en décidant que ce serait le dernier jour du reste de sa vie ….

Sans aucune hésitation, elle était sortie de l’échoppe.
Elle ne cherchait rien de particulier en revenant dans cette boutique.
Velours, soie, lin, organdi, dentelles, perles, tout était trop compliqué pour Bérénice.
Le grincement de la porte retentit.

Après maintes hésitations, elle entra dans l’échoppe.
Elle ne cherchait rien de particulier mais on lui avait recommandé cette boutique.
Velours, soie, lin, organdi, dentelles, perles, rien n’était trop beau pour elle.

La première fois qu’Aurélien vit Bérengère, il la trouva franchement laide….


Annick SB   mars 2018

Consigne d'écriture " De l'étoffe sinon rien " chez Lakévio 

4 commentaires:

  1. L'amour, un éternel recommencement... Quel beau texte, très original et sophistiqué, riche en descriptions avec ce tableau ajouté que moi, couturière et brodeuse, j'admire encore et encore. merci, Annick !

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    1. Merci beaucoup ; la broderie c'est reposant ... mais pour le moment je ne trouve pas le temps d'en faire .. ça viendra !

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  2. c'est superbe, Annick ! s'il avait bien cherché il aurait trouvé sans doute un long cheveu pour enrouler son rêve

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